Pour "la"* journée de la femme...
A l'écoute de Srimati Devi.
De la femme asiatique, et particulièrement indienne, on a dit et écrit une quantité de bêtises**. Pittoresques et vraisemblables, elles ont été crues parce qu’elles flattaient soit notre imagination, soit nos préjugés d’Occidentaux civilisés. Ecoutez à présent ce qu’en dit une Indienne. Je transcris des fragments de ce que j’ai entendu il y a assez longtemps, un soir de février, sur une terrasse de Bhoswanipore.
« Nos soeurs d’Europe et d’Amérique se sont habituées à nous prendre en pitié. Elles croient que les femmes indiennes sont asservies dans des harems, privées de toute distraction et de toute liberté, aspirant à l’affranchissement. Il est exact que de tels cas existent, mais ils n’appartiennent pas à la société hindoue. En fait, les Européennes voient dans votre vie une existence sans romance, sans aventure, sans imprévu. Et elles en concluent que nous sommes malheureuses. Or, en vérité, nous nous sentirions malheureuses, chagrinées, violentées, si nous devions subir la vie qu’elles mènent là-bas, dans la liberté des instincts et la confusion sociale. D’abord, la liberté ne nous intéresse pas. C’est une illusion, dont chacun se débarrassera tôt ou tard. Notre vie est déterminée par le destin, par le karma, et toute évasion ne fait qu’en resserrer les liens. Par ailleurs, la romance ne nous semble pas indispensable au bonheur. Pour nous, le bonheur n’est pas un caprice, il n’est donc pas une heure passagère et irresponsable, pas une quelconque fatuité passionnelle ou sentimentale. Ce genre de passions, nous l'appelons moha, mais cela n’est pas le bonheur. Je ne sais pas si vous pourrez me comprendre, mais, pour une Indienne, le bonheur ne réside jamais dans l’initiative, il réside dans l’institution – ce qui signifie se consacrer totalement à un idéal vieux de milliers d’années, l’idéal de la famille, de l’éducation des enfants. La béatitude et la libération finales existent seulement dans la mesure où nous renonçons aux éphémères caprices passionnels, simples troubles, pour chercher à atteindre la perfection de nos mères.
Nous ne sommes d’ailleurs pas seules : nous portons en nous l’expérience de milliers d’années de chasteté, de fierté maternelle, de dignité et d’héroïsme. Dans tout rituel religieux, nous communiquons avec l’image de nos aïeules. Nous ne nous séparons jamais de nos mères …
Nos soeurs d’Europe affirment que nous menons une vie monotone et que nous sommes des esclaves. Vous, maintenant, vous êtes ici depuis assez longtemps pour avoir pu constater qu’il ne saurait être question d’esclavage. L’épouse est la maîtresse de la maison, sauf si la mère de son mari vit encore. C’est l’épouse qui tient les comptes, qui décide des achats, qui dirige tout. Si l’on ne voit pas de femmes dans la rue, cela ne veut nullement dire qu’elles ne peuvent pas sortir, mais qu’elles ne veulent pas, parce que la rue ne les intéresse pas, parce qu’elles n’ont pas de temps à perdre. Vous avez également pu remarquer que la maison, en Inde, est bien différente de celles qu’on trouve ailleurs. D’abord, elle compte entre dix et trente membres. Ensuite, la responsabilité et la bonne marche en incombent à l’épouse. Le plus grand plaisir que vous puissiez faire à une Indienne, c’est de lui demander de vous servir – de vous donner à manger, de vous recoudre quelque chose, de vous faire bouillir du lait, de nettoyer votre chambre. Nous, nous ignorons l’aristocratie de la presse. Nous sommes heureuses quand nous pouvons laver et faire le ménage dans toute une maison. Seva, servir, tel est l’idéal de l’Indienne. Mais je le répète, c’est une chose que nous aimons, on ne nous en donne pas l’ordre. Nous avons tellement de domestiques que, si nous voulions paresser, la maison n’en serait pas moins propre.
C’est seulement au cinéma que la vie de nos soeurs européennes nous enthousiasme. Voilà pourquoi les salles de quartier sont tellement pleines d’Indiennes. Si elles trouvent si drôles les Européennes, c’est parce que celles-ci se livrent à des activités masculines. Nous, nous nous amusons à la maison à imiter les hommes, à singer leurs airs supérieurs. Mais, depuis qu’il y a le cinéma, nous nous amusons encore plus à regarder les actrices blanches.
Les films nous font souvent éclater de rire, mais c’est quelquefois à une tragédie, et alors nos maris nous grondent. C’est admirable d’être européenne, mais comment résistent-elles à un comique aussi prolongé ? Nous, on mourrait d’ennui. Elles, elles voient tellement de gens qu’elles n’ont pas le temps de s’y attarder, d’apprendre à les éviter ou non. Leur vie est très monotone. Un jour, je suis allée avec plusieurs familles indiennes à une garden-party et nous avons écouté du jazz. Eh bien, je n’avais jamais rien entendu d’aussi monotone et bruyant. Il paraît pourtant que le jazz exalte les femmes blanches. Etrange.
… Vous n’êtes pas sans savoir combien pittoresque est la vie d’une épouse indienne. Combien pleine, surtout. Nous voyons peu nos maris, mais, tout ce que nous faisons, nous le faisons en pensant à eux. Voilà pourquoi vous nous entendez tout le temps chanter. Nous ne fatiguons jamais notre mari de notre présence, nous le laissons nous deviner et nous chercher. Nous ne nous marions pas par amour, voyez-vous, nous aimons après nous être mariées. Nous l’aimons parce qu’il est l’époux qui nous était destiné. D’ailleurs, chacun sait qu’il y a dans sa vie trois actes capitaux dans lesquels il ne peut pas intervenir : sa naissance, son mariage et sa mort. Nous naissons, nous nous marions et nous mourons conformément au karma. Pour cette raison, notre époux est véritablement nôtre, depuis des milliers d’années, à travers tant et tant de transmigrations. Là, dans ce fait essentiel, il n’y a pas d’exception. Ce qui explique qu’il y ait si peu de mariage malheureux en Inde, et pratiquement pas de divorces.
… Toute Indienne rêve d’imiter l’une des héroïnes du Mahabharata ou du Ramayana. Chacune veut devenir une déesse. Avec de tels sommets devant nous, que ferions-nous de la capricieuse liberté de nos soeurs européennes ? Nous la gaspillerions comme des fleurs de lotus sur le fleuve, sans pour autant quitter l’autel dressé sur la rive. Car, voyez-vous, il n’est pas de bonheur passager, il n’est de béatitude que dans l’éternité. Le reste est cinéma et jazz … »
de Mircea Eliade,
Chapitre extrait de L’Inde.
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